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Lamborghini Marzal : chef-d'œuvre visionnaire de Bertone

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Elle n'est pas la Lamborghini la plus célèbre. Elle n'a d'ailleurs jamais passé la phase de prototype. Pourtant, la Marzal tient une place clé dans la lignée de la marque italienne. Une voiture qui témoigne du génie visionnaire de son créateur.

texte Geoffroy Barre

photo Lamborghini

À l'aube de la seconde moitié des années 60, alors que l'industrie automobile italienne rayonnait de toute sa splendeur créative, une silhouette cristalline fit sensation au Salon de Genève 1967. La Lamborghini Marzal, pièce unique née de la collaboration entre le constructeur de Sant'Agata Bolognese et la Carrozzeria Bertone. Elle allait redéfinir les codes esthétiques pour des décennies à venir. Cette œuvre de Marcello Gandini, jeune prodige du design automobile, constitue aujourd'hui l'un des concept-cars les plus influents jamais créés.

Une collaboration entre Bertone et Lamborghini

La genèse de la Marzal s'inscrit dans une période faste pour Lamborghini. Ferruccio, industriel pragmatique devenu constructeur automobile par défi, cherchait à étoffer sa gamme encore naissante qui comptait alors la 400 GT 2+2 et la sensationnelle Miura. Son ambition : proposer une véritable quatre places, confortable et performante, tout en maintenant l'identité sportive de la marque.

La Marzal et son dessin qui accroche immédiatement l'oeil

Pour Nuccio Bertone, cette demande représentait une opportunité idéale d'affirmer la position de son studio face à Pininfarina. La relation entre les deux entreprises, amorcée avec la 350 GT dessinée par Giorgetto Giugiaro, s'était poursuivie malgré le départ de ce dernier. Gandini, son successeur à la tête du département design, avait déjà brillamment signé la Miura. Avec la Marzal, il allait pouvoir exprimer pleinement sa vision, libéré des contraintes habituelles de la production en série.

Présentation au Salon de Genève

Comme l'expliquait à l'époque Ferruccio Lamborghini lui-même : "La Marzal n'a pas été développée comme une voiture de production. Présenter une telle création dans les salons de Genève, Turin ou Francfort garantit des articles en première page de tous les magazines. Investir 100 millions de lires pour construire un tel prototype reste moins coûteux qu'une campagne publicitaire, qui atteindrait presque un milliard de lires. Cela compense donc largement la réalisation d'une voiture d'exposition."

La Lamborghini Marzal partage son héritage créatif avec un autre concept car emblématique italien : la Maserati Boomerang. Toutes deux conçues par le visionnaire Marcello Gandini chez Bertone, elles incarnent l'apogée du design automobile avant-gardiste des années 1960-70. Alors que la Marzal se distingue par ses impressionnantes portes papillon entièrement vitrées et son moteur 6 cylindres placé à l'arrière, elle annonce plusieurs éléments stylistiques que Gandini développera plus radicalement quatre ans plus tard dans la Boomerang.

Une architecture technique avant-gardiste

Si l'apparence spectaculaire de la Marzal captivait immédiatement le regard, sa conception technique n'était pas moins innovante. Gandini et les ingénieurs de Lamborghini, sous la direction de Gian Paolo Dallara, avaient élaboré une solution inédite pour résoudre l'équation technique d'une 2+2 aux proportions équilibrées.

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La base de départ était un châssis de Miura, allongé de 12 centimètres pour porter l'empattement à 2,62 mètres, offrant ainsi l'espace nécessaire pour quatre occupants. Mais la véritable ingéniosité résidait dans la motorisation : plutôt qu'un imposant V12, la Marzal recevait un six-cylindres en ligne de 2 litres. Cette mécanique, conçue spécifiquement pour le concept et jamais reproduite, représentait littéralement la moitié du V12 Lamborghini, comme si ce dernier avait été sectionné longitudinalement.

En jouant avec la lumière, la Marzal devient un vaisseau spatial

Équipé de trois carburateurs Weber double corps, ce moteur développait 175 chevaux à 6 800 tr/min pour un couple maximal de 18,2 kg.m à 4 600 tr/min. La transmission provenait de la Miura, mais avec un rapport final modifié pour optimiser les accélérations. Une configuration qui, selon les estimations de l'époque, devait permettre d'atteindre 190 km/h.

Particularité technique essentielle : contrairement à la Miura où le V12 était placé transversalement en position centrale, le six-cylindres de la Marzal était installé à l'extrême arrière, derrière l'essieu, à 180° par rapport à la configuration de la Miura. Cette disposition libérait un espace précieux pour l'habitacle à quatre places et permettait même d'aménager un volume de chargement substantiel à l'avant.

Le triomphe du design hexagonal

"Un design Bertone si frais que tout le reste paraît démodé". Ce jugement sans appel du magazine Road & Track témoigne de l'impact visuel extraordinaire produit par la Marzal. Gandini y affirmait pour la première fois son langage stylistique propre, s'affranchissant définitivement de l'héritage de Giugiaro.

La silhouette, extraordinairement basse (1,10 mètre de hauteur) et tendue, introduisait le style "wedge design" (design en coin) qui deviendrait la signature du designer pour les années à venir. Mais l'élément le plus spectaculaire résidait sans conteste dans ses portes-papillon entièrement vitrées. Ces immenses surfaces transparentes (4,5 m² de verre au total, fournis par le spécialiste belge Glaverbel) offraient une luminosité exceptionnelle et une visibilité panoramique révolutionnaire.

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Ces portes représentaient un défi technique considérable, leur poids nécessitant un ingénieux système de ressorts transversaux dissimulé dans le compartiment moteur. Ferruccio Lamborghini lui-même émit des réserves sur cette configuration, estimant que "les vitres sous la ceinture de caisse n'offraient aucune intimité : les jambes d'une dame seraient exposées aux regards de tous."

L'hexagone, motif géométrique omniprésent, constituait la signature visuelle de la Marzal. On le retrouvait dans les alvéoles de la lunette arrière (composée de lamelles d'aluminium rivetées), sur le tableau de bord futuriste, jusque dans la forme des assises et dossiers des sièges, sans oublier les magnifiques jantes Campagnolo en magnésium dotées d'écrous papillon à trois branches. Cette cohérence graphique, presque obsessionnelle, témoignait de l'approche totale du design défendue par Bertone.

La face avant, d'une finesse extrême, intégrait six phares Marchal à quartz-iode – probablement les plus compacts disponibles à l'époque – ainsi qu'un pare-chocs en caoutchouc noir, solution novatrice qui préfigurait les normes de sécurité à venir. L'habitacle argenté aux reflets métalliques complétait cette esthétique spatiale, comme si la Marzal anticipait déjà les années 70 alors que 1967 venait à peine de commencer.

Un héritage culturel et industriel

Le 7 mai 1967, la Marzal fit une apparition remarquée au Grand Prix de Monaco, pilotée sur le circuit urbain par le Prince Rainier III accompagné de son épouse, la Princesse Grace. Cette consécration médiatique confirma son statut d'icône instantanée. Les tests effectués par le magazine Quattroruote en octobre de la même année soulignèrent la vivacité du moteur, tandis que l'influent annuaire Automobile Year n'hésitait pas à déclarer que si une version de série devait voir le jour, elle mériterait sans hésitation le titre de "Voiture de l'Année".

Grand Prix de Monaco 1967, une page de pub dans les rues de la principauté

L'influence de la Marzal s'exerça bien au-delà du monde automobile. Son esthétique hexagonale aurait même inspiré Raymond Loewy, le célèbre designer franco-américain, pour la conception de la station spatiale Skylab développée à partir de cette même année 1967. Plus directement, elle donna naissance à d'innombrables jouets, les reproductions miniatures de Matchbox, Dinky Toys, Politoys ou Penny faisant rêver toute une génération d'enfants.

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Mais son héritage le plus tangible reste la Lamborghini Espada, dévoilée l'année suivante et produite jusqu'en 1978 à plus de 1 200 exemplaires. Si cette GT quatre places de série abandonnait les portes vitrées et le moteur arrière de la Marzal, elle en conservait les proportions générales et l'esprit avant-gardiste. Les premiers prototypes de l'Espada conservaient d'ailleurs des portes-papillon, abandonnées pour la version définitive.

2018, évocation de l'histoire si particulière de la Marzal, avec un retour à Monaco

Après des décennies où elle fut conservée dans la collection Bertone, la Marzal a été vendue aux enchères en 2011 pour la somme de 1 512 000 €. Elle a fait une apparition remarquée au Grand Prix Historique de Monaco 2018, cette fois pilotée par le Prince Albert II, perpétuant ainsi la tradition familiale initiée par ses parents un demi-siècle plus tôt.

La Marzal, trait d'union entre deux époques

Qualifiée par le journaliste britannique LJK Setright comme "peut-être l'exercice de style virtuose le plus extravagant sorti d'Europe depuis la guerre", la Marzal représente bien plus qu'un simple concept-car spectaculaire. Elle incarne la transition entre deux ères du design automobile italien : l'élégance classique des années 50-60 et le radicalisme géométrique des années 70-80.

Gandini lui-même définissait ainsi sa création : "Fondamentalement, la Marzal dérivait vers ce que les auteurs de science-fiction avaient promis. Avec ces prototypes, nous faisions une déclaration publique sur notre vision des voitures du futur." Une vision qui continue d'influencer les designers contemporains, comme en témoigne le concept Bertone Karisma de 1994, qui reprenait l'idée du moteur arrière et des longues portes-papillon donnant accès à un intérieur luxueux pour quatre personnes, cette fois sur base mécanique Porsche.

Si légère, fine, originale, la Marzal s'allie avec d'autres formes d'art

La Lamborghini Marzal demeure aujourd'hui l'expression parfaite d'une époque où l'audace créative primait sur les contraintes commerciales, où les carrossiers italiens pouvaient encore exercer leur art sans les limitations réglementaires actuelles. Exemplaire unique d'une collaboration fructueuse entre deux géants de l'industrie italienne, elle continue de fasciner par sa modernité intemporelle et son audace conceptuelle.

Que serait devenue l'automobile si l'industrie avait suivi la voie tracée par la Marzal ? Les portes vitrées auraient-elles pu s'imposer dans la production de série ? Le moteur six-cylindres spécifique aurait-il pu évoluer pour équiper d'autres modèles Lamborghini ? Ces questions sans réponse définitive font tout le charme des concepts visionnaires, ces jalons essentiels qui nous rappellent que l'innovation automobile est avant tout affaire de rêve et d'audace.