Au tournant du millénaire, alors que Jaguar naviguait dans les eaux troubles de l’empire Ford, un roadster biplace argenté émergeait sur le plateau du salon de Detroit. Compact, sensuel, radical dans sa pureté, le concept Type F incarnait une promesse audacieuse : renouer avec l’esprit de la légendaire Type E tout en traçant une voie résolument contemporaine. Cette automobile de 4,11 mètres ne pesait que le poids d’un rêve, mais elle portait en elle l’ADN stylistique qui, douze ans plus tard, donnerait naissance à l’une des plus belles sportives britanniques de ce siècle.
L’histoire de ce concept révèle bien plus qu’un simple exercice de style. Elle raconte le cheminement créatif d’une marque en quête d’identité, la tension entre vision artistique et impératifs industriels, et surtout, la manière dont une idée pure peut survivre aux compromis du temps pour finalement s’incarner, transformée mais fidèle à son essence première.
L’aristocrate qui renaissait de ses cendres
En 1999, Jaguar traversait une période aussi exaltante que périlleuse. Absorbée par Ford depuis 1989, la marque au félin bondissant cherchait à démontrer qu’elle pouvait encore rugir. Le constructeur venait de racheter l’écurie de Formule 1 Stewart Grand Prix, rebaptisée Jaguar Racing, une aventure qui se révélerait catastrophique sur le plan sportif mais qui témoignait d’une ambition intacte. Dans ce contexte agité, l’idée d’un roadster compact capable d’affronter la Porsche Boxster, la Mercedes SLK ou la BMW Z3 sur un marché évalué à 150 000 véhicules par an prenait des allures de quitte ou double stratégique.

Le projet Type F s’inscrivait dans la continuité du concept XK180, ce speedster spectaculaire dévoilé au Mondial de Paris en 1998. Mais là où le XK180 célébrait les XK120 d’antan avec une théâtralité assumée, la Type F visait une élégance plus accessible, une sophistication qui pourrait se traduire en voiture de série. Il ne suffit pas de recopier les gloires d’antan, une philosophie qui guidait alors les designers de Coventry dans leur quête d’une modernité enracinée dans l’héritage.
Geoff Lawson, directeur du bureau de style Jaguar et créateur de l’extraordinaire XJ220, supervisait le développement du concept avec une équipe restreinte mais talentueuse : Keith Helfet, Adam Hatton et Pasi Pennanen. Ces créateurs avaient reçu carte blanche pour concevoir un roadster qui devait capturer l’essence même de Jaguar tout en s’émancipant des codes établis. Lawson, vétéran du design automobile britannique, comprenait mieux que quiconque l’équilibre délicat entre tradition et innovation. Mais le destin allait bouleverser le projet de manière dramatique.
Le designer disparu et l’héritage transmis
En juin 1999, Geoff Lawson décédait soudainement, laissant le projet Type F orphelin de son mentor. Keith Helfet, auteur de la XJ220 et du XK180, assumait alors la direction du projet design, supervisant la finalisation du concept qui devait être dévoilé quelques mois plus tard. Pourtant, c’est Ian Callum, fraîchement nommé directeur du design de Jaguar, qui présenterait la voiture au public lors du salon de Detroit en janvier 2000, puis à Genève en mars de la même année.
Cette succession créative donnait au projet une dimension particulière. Callum, designer écossais qui avait fait ses armes chez Ford et TWR, arrivait avec sa propre vision de l’avenir de Jaguar. Bien qu’il dévoilât la Type F à Detroit, il reconnaissait modestement que le travail avait été presque entièrement accompli par Geoff Lawson, Keith Helfet et Adam Hatton avant la mort de Lawson. Cette humilité révélait déjà le caractère du designer qui, une décennie plus tard, imaginerait la Type F de série.

Le concept présenté à Detroit captivait immédiatement les observateurs. Avec ses 4,11 mètres de longueur et sa hauteur de seulement 1,09 mètre, il affichait des proportions félines qui rappelaient effectivement la Type E, mais dans une interprétation résolument contemporaine. La face avant arborait la calandre caractéristique de Jaguar, tandis que les flancs sculptés jouaient avec la lumière de manière à créer une impression de mouvement même à l’arrêt. L’arrière, particulièrement réussi, combinait sensualité et agressivité avec des feux verticaux qui deviendront plus tard une signature stylistique de la marque.
L’alchimie de l’aluminium et des intentions
À l’intérieur, la Type F Concept révélait une approche radicalement moderne. Les designers Adam Hatton et Pasi Pennanen avaient conçu un habitacle minimaliste mais raffiné, où l’aluminium régnait en maître. Usiné dans la masse puis poli à la perfection, le métal léger habillait le tableau de bord, les commandes, les pédales, les panneaux de portes et même les sièges. Cette abondance d’aluminium n’était pas qu’esthétique : elle annonçait la philosophie constructive que Jaguar développerait dans les années suivantes avec sa structure tout aluminium.
Les commandes tactiles, taillées dans des blocs de métal massifs, offraient une qualité d’exécution qui évoquait davantage l’horlogerie suisse que l’automobile. Cette attention au détail, cette volonté de créer un objet désirable au-delà de ses performances, inscrivait le concept dans une tradition d’excellence artisanale proprement britannique. Le volant sport, les sièges enveloppants et l’absence totale de protection météorologique soulignaient la vocation hédoniste de l’exercice : il s’agissait avant tout de célébrer le plaisir de conduire à ciel ouvert.

Sur le plan mécanique, le concept n’était qu’une coquille vide lors de sa présentation. Mais les ingénieurs avaient déjà défini les grandes lignes de ce que serait une éventuelle version de série. Le V6 de 3,0 litres qui équipait alors les Type S et Type X, développant 240 chevaux, semblait le candidat naturel. Une version suralimentée de 300 chevaux était également envisagée, promettant des performances dignes d’une sportive de caractère. Les transmissions manuelle ou automatique devaient être proposées, avec la propulsion en configuration standard et la possibilité d’une transmission intégrale sur les versions les plus puissantes.
Les contraintes du réel face au rêve pur
Pourtant, derrière l’enthousiasme du public et les éloges de la presse se profilaient des défis techniques considables. Ian Callum, qui avait dévoilé le concept avec un mélange d’excitation et d’inquiétude, comprenait que le chemin vers la production serait semé d’embûches. La pureté formelle du concept, avec son pare-brise bas et son capot profilé, ne survivrait pas aux exigences réglementaires modernes. « Je savais qu’au moment où il aurait traversé toutes ses exigences légales et de faisabilité, il pourrait paraître assez ordinaire » comme l’explique Ian Callum dans Top Gear.
Le problème fondamental résidait dans la plateforme. Pour conserver les proportions compactes et élégantes du concept, Jaguar aurait dû développer une architecture dédiée. Un investissement colossal pour un modèle dont les volumes de vente demeuraient incertains, d’autant que la marque devait répondre aux objectifs financiers fixés par Ford. Utiliser une plateforme existante aurait nécessité des compromis majeurs sur les dimensions, compromettant précisément ce qui faisait le charme du concept. Porsche avait été confronté à un dilemme similaire avec le Boxster, initialement conçu comme une voiture à moteur central arrière avant d’être adapté à la plateforme de la 911.
Utiliser une plateforme existante aurait nécessité des compromis majeurs sur les dimensions, compromettant précisément ce qui faisait le charme du concept. Porsche avait été confronté à un dilemme similaire avec le Boxster, initialement conçu comme une voiture à moteur central arrière avant d’être adapté à la plateforme de la 911.
Callum et son équipe poursuivirent néanmoins le développement, tentant de concilier vision créative et contraintes industrielles. Mais rapidement, le designer écossais proposa une alternative plus radicale : abandonner l’architecture à moteur avant au profit d’une configuration à moteur central arrière. Ainsi naquit le projet X600, un roadster qui rappelait le Boxster par sa taille et son agencement, doté d’une suspension arrière sophistiquée. « C’était une petite voiture magnifique » comme le souligne Ian Callum. Mais ce projet secret, jamais révélé au public, serait lui aussi sacrifié sur l’autel des impératifs financiers. Ford préférait investir dans de nouveaux moteurs diesel, jugés plus stratégiques pour l’ensemble du groupe.
Le sommeil du félin et ses rêves persistants
En 2002, le projet Type F était officiellement abandonné. Jaguar Racing engloutissait des millions en Formule 1 sans résultats probants, la marque devait rationaliser ses investissements. Le concept argenté rejoignait ainsi la longue liste des automobiles prometteuses qui ne connaîtraient jamais la production. Pourtant, son influence ne s’évanouissait pas pour autant. Les lignes imaginées par Lawson, Helfet et leur équipe continuaient à circuler dans les couloirs du centre de design, informant discrètement les projets futurs.

Ian Callum, désormais pleinement installé à la tête du design Jaguar, n’oubliait pas le rêve d’un roadster biplace. Au fil des années, tandis que la marque lançait la Type S puis la Type X, l’idée d’une sportive compacte demeurait vivace. Le designer développait sa propre vision de l’identité Jaguar, un langage formel qui capitalisait sur les codes historiques tout en affirmant une modernité sans concession. « Callum voulait vivifier le style Jaguar, capitaliser sur les signes distinctifs que sont les calandres à la XJ et le contour des vitres latérales, si particulier, des Mark VII des années 50 » notait déjà L’Automobile Magazine en 2000.
Cette maturation créative se manifestait dans chaque nouveau modèle. La XK de 2006, avec sa structure tout aluminium, posait les bases technologiques d’une future sportive légère. Le design language se précisait, les proportions s’affinaient. En 2011, au salon de Francfort, Jaguar dévoilait le concept C-X16, un coupé compact qui ressemblait trait pour trait à ce que pourrait être une Type F moderne. Les observateurs avisés y reconnaissaient l’évolution du concept de 2000, adapté aux canons esthétiques des années 2010 mais fidèle à l’esprit original.
Renaissance : quand le rêve trouve enfin sa forme
Le 27 septembre 2012, au Mondial de Paris, Ian Callum montait enfin sur scène pour dévoiler la Jaguar Type F. Douze ans après le concept argenté de Detroit, le félin prenait vie dans une interprétation qui synthétisait brillamment héritage et modernité. Le roadster de série, codé X152, reprenait l’esprit du concept de 2000 tout en l’adaptant aux réalités techniques et commerciales du XXIe siècle.

Les différences étaient évidemment significatives. Avec 4,47 mètres de longueur, la Type F de série était légèrement plus imposante que le concept. La structure reposait sur une version raccourcie et adaptée de la plateforme de la XK, permettant de contrôler les coûts tout en conservant l’architecture aluminium chère à Jaguar. Le V6 suralimenté de 3,0 litres développait désormais 340 ou 380 chevaux selon les versions, tandis que les versions V8 atteignaient 495 puis 550 chevaux. Les contraintes réglementaires avaient effectivement rehaussé le pare-brise et le capot, comme Callum l’avait anticipé en 2000, mais le designer avait su compenser ces concessions par un travail magistral sur les volumes et les surfaces.
Surtout, la Type F de série captait l’essence même du concept de 2000 : cette sensualité britannique, cet équilibre entre raffinement et puissance, cette manière typiquement Jaguar de suggérer la vitesse par la fluidité des lignes plutôt que par l’agressivité des appendices aérodynamiques. Les feux arrière verticaux, qui rappelaient ceux du concept, s’illuminaient avec une signature visuelle distinctive. La face avant, avec sa large calandre encadrée de phares effilés, proclamait l’appartenance à la lignée tout en affirmant une personnalité propre.

« C’est la première vraie voiture de sport Jaguar depuis des décennies » déclarait la marque lors du lancement. Une affirmation qui faisait directement écho au concept de 2000 et à son ambition de ressusciter l’esprit des XK120 et Type E. Le succès commercial et critique était immédiat. La presse spécialisée saluait la justesse des proportions, la cohérence du design, la qualité d’exécution. Les amateurs reconnaissaient dans cette automobile moderne l’ADN stylistique esquissé douze ans plus tôt.
L’héritage en mouvement
En 2013, la Type F se déclinait en coupé, une carrosserie qui n’existait pas dans le concept original mais qui prolongeait magnifiquement le langage formel. Les années suivantes verraient l’apparition de versions toujours plus performantes : la 400 Sport en édition limitée, la SVR de 575 chevaux capable de dépasser 320 km/h. Chaque évolution enrichissait le vocabulaire stylistique sans le trahir. Jusqu’au restylage controversé de 2019, qui modifiait la face avant dans un sens jugé trop agressif par les puristes, la Type F de série demeurait fondamentalement fidèle à la vision de 2000.
Avec le recul, le concept de 2000 apparaît non pas comme un projet avorté mais comme une graine plantée au bon moment, qui a mis plus de temps que prévu à germer mais qui a finalement donné un arbre magnifique.
Cette fidélité n’était pas qu’esthétique. Elle touchait à quelque chose de plus profond dans l’identité de Jaguar : la conviction qu’une sportive britannique devait conjuguer élégance et performance, qu’elle devait être aussi désirable à l’arrêt qu’en mouvement, qu’elle devait offrir une expérience sensorielle complète où le son, le toucher et la beauté comptaient autant que les chronos. Le concept de 2000 portait déjà toutes ces promesses dans ses lignes pures et son habitacle raffiné.

La production de la Type F s’est achevée en juin 2024, après 87 731 exemplaires construits. Une carrière honorable pour une sportive aussi caractérielle, qui aura marqué son époque par sa beauté et son tempérament. Avec le recul, le concept de 2000 apparaît non pas comme un projet avorté mais comme une graine plantée au bon moment, qui a mis plus de temps que prévu à germer mais qui a finalement donné un arbre magnifique.
Ian Callum, qui a quitté Jaguar en 2019, peut regarder en arrière avec satisfaction. Le félin qu’il avait dévoilé à Detroit sans pouvoir s’en attribuer le mérite, puis réinventé à Paris douze ans plus tard en signant son chef-d’œuvre personnel, témoigne de la manière dont le design automobile se construit dans la durée, comment une vision peut traverser les obstacles, se transformer, mûrir pour finalement s’incarner.

