Lorsqu'en 1963, la Chevrolet Corvette arbore pour la première fois le nom « Sting Ray » et une silhouette radicalement redessinée, Detroit envoie un message clair au Vieux Continent : l'Amérique sait aussi créer de véritables voitures de sport. Fini le roadster sympathique mais rudimentaire de première génération, place à une GT sophistiquée qui bouleverse les codes. Avec son coupé fastback à lunette arrière fendue, sa suspension arrière indépendante et ses lignes sculptées au ciseau, la C2 marque une rupture stylistique et technique qui résonne encore soixante ans plus tard.
Bill Mitchell, directeur du design chez General Motors, et Zora Arkus-Duntov, l'ingénieur visionnaire d'origine belge, ont orchestré cette métamorphose en s'inspirant aussi bien de la Jaguar Type E que des requins mako pêchés en haute mer. Le résultat ? Une automobile qui transcende son origine géographique pour s'imposer comme l'une des plus belles réussites esthétiques des années 1960, capable de rivaliser avec les plus prestigieuses européennes tout en conservant un caractère résolument américain.
Du projet Q-Corvette à la Sting Ray
L'histoire de la C2 débute bien avant 1963, dans les bureaux d'études de General Motors où germe dès 1957 le projet Q-Corvette. Cette étude ambitieuse envisage une Corvette plus compacte avec la boîte de vitesses déportée à l'arrière pour optimiser la répartition des masses, une suspension indépendante aux quatre roues et des freins à disque, des innovations audacieuses pour l'époque. Parallèlement, Bill Mitchell développe sa propre vision avec la Sting Ray Racer de 1959, un prototype de course qui préfigure les lignes acérées du futur modèle de série. Zora Arkus-Duntov, le père spirituel de toutes les Corvette performantes, explore quant à lui des configurations à moteur central avec le concept CERV I, une monoplace expérimentale qui servira de laboratoire pour la suspension arrière indépendante.

C'est la fusion de ces trois projets qui donnera naissance au programme XP-720, matrice de la C2 de production. Les ingénieurs consolident la structure avec près du double de renfort en acier par rapport aux modèles précédents, tout en conservant une carrosserie en fibre de verre. La nouveauté majeure réside dans cette suspension arrière indépendante dérivée du CERV I, avec son différentiel monté sur le châssis, ses demi-arbres articulés et son ressort à lames transversal. Une configuration qui réduit drastiquement les masses non suspendues et transforme le comportement routier de la Corvette.

Le design extérieur, confié à Larry Shinoda sous la supervision de Mitchell, puise son inspiration dans plusieurs sources. Mitchell possédait une Jaguar Type E qu'il affectionnait particulièrement, et cette influence britannique se lit dans les proportions élancées et le capot interminable. Mais c'est surtout un requin mako, pris par Mitchell lors d'une partie de pêche en haute mer, qui insuffle à la voiture ses flancs musclés et son profil agressif. Quant à la fameuse lunette arrière fendue du coupé 1963, elle rend hommage à la Bugatti Type 57 Atlantic de Jean Bugatti, bien que son origine remonte aussi aux études de Harley Earl sur l'Oldsmobile Golden Rocket.
Une architecture technique avant-gardiste
La C2 inaugure en 1963 un châssis entièrement repensé, avec un empattement raccourci à 2 490 mm qui améliore l'agilité sans sacrifier l'habitabilité. La direction à billes recirculantes adopte un rapport plus direct de 19,6:1, ramené à 17,1:1 avec l'assistance optionnelle. Les tests en soufflerie au Caltech, une première pour une Corvette, affinent l'aérodynamique et dictent certains compromis entre forme et fonction. Les phares escamotables, dissimulés dans des boîtiers rotatifs qui se fondent dans le museau acéré lorsqu'ils sont fermés, constituent une innovation remarquable, faisant de la Sting Ray la première américaine ainsi équipée depuis la DeSoto de 1942.
Sous le capot, la palette mécanique démarre avec le V8 small-block de 327 pouces cubes (5,4 litres) décliné en quatre puissances : 250, 300, 340 et 360 chevaux. Cette dernière mouture bénéficie de l'injection Rochester, un système sophistiqué qui ne survivra que jusqu'en 1965, victime du meilleur rapport prix-performances des versions carburées. La boîte manuelle quatre rapports Borg-Warner, puis Muncie à partir de 1963, s'impose rapidement comme le choix privilégié des puristes, équipant plus de quatre Corvette sur cinq.

L'année 1965 marque un tournant avec l'arrivée du big-block de 396 pouces cubes (6,5 litres) développant 425 chevaux, rapidement porté à 427 pouces cubes en 1966. Ces mastodontes inversent la répartition des masses en faveur du train avant, mais leur couple phénoménal de 624 Nm transforme le caractère de la voiture. Le moteur L88 de 1967, officiellement crédité de 430 chevaux mais en réalité proche de 560, représente l'apogée de cette surenchère mécanique. Avec son taux de compression stratosphérique de 12,5:1 exigeant du carburant d'aviation à 103 octanes, il s'adresse exclusivement aux pilotes de compétition. Seulement vingt exemplaires trouveront preneur.

En 1965 arrive également une autre révolution : les freins à disques aux quatre roues. Ce système à quatre pistons, avec rotors ventilés et surface de freinage de 2 970 cm², remplace enfin les tambours dont la fadeur pénalisait les performances. Les testeurs de l'époque saluent une efficacité remarquable, avec des arrêts répétés depuis 160 km/h sans aucune dégradation.
L'âme derrière le volant
Au-delà des spécifications, la C2 se définit par son caractère unique. L'habitacle mêle kitsch américain et fonctionnalité sportive, avec ses compteurs circulaires géants, sa console centrale protubérante abritant l'horloge et l'autoradio monté verticalement, et son volant immense au cerclage fin. Les sièges, plats, et les pédales généreusement espacées rappellent qu'on n'est pas dans une GT européenne.

Mais c'est en roulant que la Sting Ray révèle toute sa personnalité. Le V8 327 de 300 chevaux délivre un sentiment de poussée paresseuse, typique des longs V8 américains, avec ses 488 Nm de couple disponibles dès 3 200 tr/min. La sonorité, surtout avec les échappements latéraux optionnels apparus en 1965, offre le roulement crémeux du tonnerre d'un V8. La direction assistée se révèle d'abord légère et déconnectée, avant de reprendre du sentiment avec la vitesse. Sur route sinueuse, la Corvette exige de l'espace et de la confiance : on ne gagne pas de temps en virage comme dans une Type E ou une 911, mais sur les lignes droites qui les relient.
Les variantes pour initiés : Z06 et Grand Sport
Deux déclinaisons spéciales élèvent la C2 au rang de légende pour collectionneurs. Le package Z06, introduit dès 1963, transforme la Corvette en arme de circuit prête à l'emploi pour 1 818 $ supplémentaires. Cette option, conçue par Duntov pour contourner l'interdiction officielle de General Motors de s'engager en compétition, comprend une barre anti-roulis majorée, des freins à tambour refroidis par des prises d'air, des amortisseurs et ressorts renforcés, et surtout un réservoir géant de 138 litres destiné aux 12 Heures de Sebring et aux 24 Heures de Daytona.
Ces « Big Tanks », réservés au coupé car le réservoir ne logeait pas dans le cabriolet, n'ont été produites qu'à 199 exemplaires en 1963, tous équipés du moteur L84 à injection. L'une d'elles, préparée par Mickey Thompson avec un prototype de 427 pouces cubes, a même disputé les 250 Miles de Daytona en février 1963 sous la pluie, pilotée par le légendaire Junior Johnson avant d'être reprise par Billy Krause pour terminer troisième.

Plus confidentiel encore, le programme Grand Sport représente le rêve inachevé de Duntov. En 1962, l'ingénieur lance secrètement la construction de 125 exemplaires d'une Corvette de compétition ultra-légère, baptisée « The Lightweight », pour homologuer le modèle en Grand Tourisme international et affronter la Shelby Cobra de Carroll Shelby. Lorsque la direction de GM découvre le projet, elle l'annule immédiatement. Seuls cinq châssis sortent de l'atelier : trois coupés et deux cabriolets.
Ces Grand Sport, avec leur structure « birdcage » en aluminium, leur carrosserie amincie et leur V8 atmosphérique de 377 pouces cubes à quatre carburateurs Weber développant 550 chevaux, pèsent 360 kg de moins qu'une C2 standard. Selon Wikipedia, les cinq châssis ont survécu et « comptent parmi les Corvette les plus convoitées et précieuses jamais construites, non pas pour ce qu'elles ont accompli, mais pour ce qui aurait pu être ». Le châssis #001, propriété du collectionneur Harry Yeaggy, a été acquis en 2002 pour 4,2 millions de dollars.
Une production brève mais prolifique
Entre 1963 et 1967, Chevrolet écoule 117 964 Corvette C2, un succès commercial qui valide les choix audacieux de Mitchell et Duntov. L'année 1963, avec sa lunette arrière divisée unique, produit 21 513 exemplaires répartis presque équitablement entre coupé (10 594) et cabriolet (10 919). Cette fenêtre fendue, que Duntov détestait pour des raisons de visibilité, disparaît dès 1964 au profit d'une vitre unique, faisant du millésime inaugural le plus recherché des collectionneurs.

Les ventes culminent en 1966 avec 27 720 unités, avant de redescendre à 22 940 en 1967, dernière année de production. Ce millésime final offre pourtant la palette mécanique la plus étendue, du sage 300 chevaux au démoniaque L88, ainsi que cinq évents de capot au lieu de trois et une nouvelle console centrale avec le frein à main repositionné entre les sièges. Le prix d'entrée, fixé à 4 037 $ en 1963 (environ 4 252 € en monnaie constante), grimpe à 4 240 $ en 1967, des tarifs qui plaçaient la Corvette en concurrence directe avec les GT européennes.

