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BMW Série 8 (E31) : le coupé de luxe au mauvais moment

Marques et modèles cultes

1,5 milliard de Deutsche Marks investis, un V12 révolutionnaire et un design de requin. Pourtant, la BMW Série 8 restera comme l’un des plus beaux ratés commerciaux de l’histoire automobile.

texte Mathias Pivert
photo BMW, Broad Arrow Auctions, Iconic Auctioneers

Lorsque BMW dévoile la Série 8 au salon de Francfort en septembre 1989, le constructeur munichois pense tenir son coup de maître. Sept années de développement, cent prototypes, et des technologies qui semblent tout droit sorties d’un film de science-fiction. Cette grand tourisme n’est pas une simple héritière de la Série 6, c’est une déclaration d’intention : BMW veut rivaliser avec les Ferrari, les Porsche 928, les Mercedes 600 SL.

Mais ce que BMW ne pouvait anticiper, c’est que le monde allait basculer. La crise économique du début des années 90, la guerre du Golfe et l’effondrement du marché du luxe transformeront ce coupé visionnaire en symbole d’une époque révolue. Aujourd’hui, trois décennies plus tard, la Série 8 E31 connaît une forme de rédemption. Ce qui fut perçu comme un échec commercial est devenu un youngtimer culte, recherché par une nouvelle génération de passionnés qui y voient ce que ses contemporains n’ont pas su apprécier : un chef-d’œuvre d’ingénierie au design intemporel.

Quand l’aluminium rencontre le multiplexage

Juillet 1981. Tandis que la France découvre François Mitterrand et que MTV lance ses premières émissions musicales, BMW amorce discrètement le développement d’un projet qui changera la définition du grand tourisme de luxe. Le cahier des charges est ambitieux : créer une voiture qui conjugue performances de supercar et raffinement digne d’une limousine, le tout enveloppé dans une robe aérodynamique capable de défier les lois de la physique.

L& Série 8 affiche un design clairement reconnaissable – photo BMW

Klaus Kapitza, le designer en charge du projet, s’inspire des formes tendues et épurées qui traversent alors le monde du design industriel. Son profil allongé évoque la fluidité des yachts de course, tandis que sa face avant basse et effilée rappelle « le fasciés d’un grand squale » comme le souligne le BMW Club Série 8 France. Ce n’est pas un hasard si cette comparaison revient souvent : la Série 8 impose cette impression mêlée de crainte et d’admiration que suscitent les grands prédateurs marins.

BMW devient l’un des premiers constructeurs à utiliser massivement la CAO (conception assistée par ordinateur) pour sculpter chaque courbe. Résultat : un coefficient de traînée de 0,29, performance remarquable qui pulvérise le 0,39 de la Série 6 E24 qu’elle remplace. Cette prouesse aérodynamique s’accompagne d’innovations techniques stupéfiantes pour l’époque. Premier véhicule de série au monde à associer un moteur V12 à une boîte manuelle six rapports, la 850i inaugure également l’accélérateur électronique « drive-by-wire », le multiplexage des données électriques et le train arrière multi-link emprunté à la Z1.

Le V12 de 5,0 litres développé pour la Série 7 en 1987 trouve ici une nouvelle expression. Entièrement en aluminium, ce bloc de 300 chevaux se distingue par son équilibre et sa douceur de fonctionnement. À l’heure où les motorisations douze cylindres incarnent le summum du raffinement mécanique, BMW démontre qu’il peut rivaliser avec les blocs mythiques de Jaguar ou Ferrari.

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L’illusion d’un âge d’or qui n’existait déjà plus

La bulle spéculative sur les voitures de luxe atteint son apogée entre 1990 et 1991. Les Ferrari Testarossa, Jaguar XJ220 et BMW 850i se revendent 50 % au-dessus de leur prix catalogue. Jean Michel Juchet, ancien directeur de la communication internationale chez BMW, témoigne de cette époque surréaliste : « Une 850i commandée en juin 1990 n’était livrable qu’en 1993 » explique-t-il sur BlogBMW.fr. Les salles d’exposition se transforment en lieux de spéculation où les bons de commande s’échangent comme des actions en Bourse.

Pourquoi ajouter d’autres portes, inutile – photo BMW

Cette euphorie masque une réalité économique bien plus sombre. En août 1990, l’invasion du Koweït par l’Irak déclenche la première guerre du Golfe. Les prix du pétrole s’envolent, la récession frappe l’Europe et l’Amérique du Nord. Ce timing catastrophique rappelle celui du lancement de la Citroën SM en 1970, arrivée juste avant le premier choc pétrolier. Les acheteurs potentiels de voitures à 1 900 kilos équipées de V12 se font soudainement très rares.

La bulle spéculative sur les voitures de luxe atteint son apogée entre 1990 et 1991. Les Ferrari Testarossa, Jaguar XJ220 et BMW 850i se revendent 50 % au-dessus de leur prix catalogue.

« On était au cœur d’une violente crise économique qui avait sérieusement affecté le marché automobile. La grosse bulle spéculative sur les voitures de sport et de luxe a donc explosé » poursuit Jean Michel Juchet. Le « retournement du marché » transforme les listes d’attente en carnets d’annulations. BMW, qui avait investi 1,5 milliard de Deutsche Marks dans le développement de la Série 8, assiste impuissant à l’effondrement de ses prévisions de vente.

BMW 840Ci (E31) Sport – photo Iconic Auctioneers

Le pire survient en 1991 : le projet M8, version survitaminée équipée d’un V12 de 6,0 litres développant 550 chevaux, est abandonné. Ce prototype unique, visible aujourd’hui au musée BMW, devait rivaliser avec les Ferrari les plus extrêmes. Mais les temps ont changé. L’ostentation des années 80 laisse place à une forme de culpabilité consumériste. Acheter une voiture à 300 000 francs devient presque indécent.

Les multiples visages d’une même vision

Face à la désaffection du public, BMW ajuste sa stratégie en élargissant progressivement la gamme. La 840Ci, présentée à l’automne 1992, inaugure une approche plus accessible avec son V8 de 4,0 litres développant 286 chevaux. Moins gourmand, plus abordable, ce modèle tente de démocratiser l’accès à la Série 8. Pourtant, avec seulement 4 728 exemplaires produits pour la première version (moteur M60), puis 3 075 pour la seconde (moteur M62 de 4,4 litres), le succès reste très relatif.

Difficile de se dire que la Série 8 est née dans les années 80 – photo Broad Arrow Auctions

Paradoxalement, BMW lance au même moment la 850CSi, déclinaison encore plus exclusive de la Série 8. Cette version préparée par BMW Motorsport pousse le V12 à 5,6 litres pour 380 chevaux. Le moteur reçoit des modifications importantes : accroissement de la cylindrée de 5,0 à 5,6 litres donc, augmentation de puissance de 27 % (de 220 à 280 kW) et de couple de 22 % (de 450 à 550 Nm). Les chiffres de production révèlent son statut d’objet rare : 1 510 exemplaires seulement entre 1992 et 1996.

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La 850CSi se distingue également par son système AHK (Aktive Hinterachs-Kinematik), une assistance à la direction des roues arrières qui préfigure les châssis actifs actuels. Ce dispositif améliore la stabilité du véhicule en ajustant l’angle des roues arrière selon la vitesse et les sollicitations. À l’époque, une telle sophistication ne trouve d’équivalent que chez Porsche ou Honda.

La dernière mutation intervient en octobre 1994 avec l’arrivée du moteur M73 de 5,4 litres développant 326 chevaux sur la 850Ci. Mais il est déjà trop tard. La production totale s’établira à 30 621 exemplaires sur dix ans, un chiffre dérisoire au regard de l’investissement. BMW cesse définitivement la production le 12 mai 1999.

Les fantômes du catalogue BMW

L’histoire de la Série 8 serait incomplète sans évoquer les projets mort-nés qui hantent encore les archives de BMW. Le cabriolet 850i Cabrio arrive en tête de ces occasions manquées. Comme le rapporte BlogBMW.fr, « la BMW 850i Cabrio était même à un stade très avancé, puisque quelques prototypes ont été assemblés ». Un exemplaire rouge (code couleur Brillant Red 308) trône aujourd’hui au musée BMW de Munich, témoignage silencieux de ce qui aurait pu devenir « le plus beau cabriolet de la production automobile » selon les passionnés.

Détail de l’intérieur de la Série 8 – photo Broad Arrow Auctions

Jean Michel Juchet se souvient avoir vu « une Série 8 E31 cabriolet blanche lors d’une visite du FIZ (centre de recherche de BMW à Munich), il y a 20 ans. Il semble que BMW avait réalisé 2 ou 3 prototypes. » Le projet bute sur deux écueils : le poids et la rigidité structurelle. Supprimer le toit d’un coupé pillarless (sans montant central) compromet la tenue de caisse. « Le retournement du marché combiné à quelques difficultés de développement liées au poids et à la rigidité ont conduit le Board de BMW à abandonner le projet » conclut-il.

Le destin du prototype 830i illustre une autre face de cet échec. Cette version d’entrée de gamme, équipée du V8 3,0 litres de 218 chevaux emprunté aux 530i et 730i, devait rendre la Série 8 accessible à une clientèle plus large. Dix-huit exemplaires sortent des chaînes entre avril et décembre 1992, selon les données techniques fournies. BMW les détruira presque tous, n’épargnant qu’un unique survivant conservé au musée. Cette destruction méthodique trahit l’embarras du constructeur face à une gamme devenue ingérable.

Plus agressive que la Série 8 de base, la M8 – photo BMW

Quant à la mythique M8, son histoire fascine toujours les passionnés. Ce V12 de 6,0 litres à quatre soupapes par cylindre devait propulser le coupé à 320 km/h. Le moteur trouvera finalement une seconde vie dans la McLaren F1, mais sous une forme totalement redessinée (S70/2).

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Détails du moteur de la M8 – photo BMW

Le prototype M8 a été présenté publiquement pour la première fois en juillet 2010.

Des ateliers Alpina aux circuits de légende

Loin des tourments commerciaux de BMW, la Série 8 trouve un second souffle dans les ateliers des préparateurs. Alpina, cette manufacture bavaroise qui entretient depuis les années 60 une relation symbiotique avec BMW, s’empare du coupé pour en extraire une quintessence encore plus exclusive. La B12 5.0, produite de 1990 à 1994, porte le V12 à 350 chevaux. Quatre-vingt-dix-sept exemplaires sortent des ateliers de Buchloe.

Mais c’est la B12 5.7 qui marquera les esprits. Basée sur la 850CSi, cette bombe routière porte la cylindrée à 5,7 litres pour 416 chevaux. Le 0 à 100 km/h tombe à 5,8 secondes, la vitesse de pointe atteint 300 km/h. Le capot en fibre de carbone arbore des prises d’air dignes d’une GT de compétition. Seulement cinquante-sept exemplaires verront le jour, dont trente subsistent aujourd’hui. Ces chiffres de production confidentiels placent la B12 5.7 au rang des objets de collection les plus recherchés, avec des cotes qui dépassent désormais les 150 000 €.

Comme la 928, la Série 8 souffrait d’être trop en avance, trop lourde, trop chère. Comme la 928, elle incarne désormais une forme d’âge d’or du luxe automobile, celui où l’électronique restait au service de la mécanique et non l’inverse.

Sur les circuits, la Série 8 reste une apparition rare. L’écurie Wagenstetter Motorsport transforme néanmoins une 840i en redoutable arme de course pour le championnat VLN d’endurance sur le Nürburgring. Le V8 d’origine laisse place au bloc 5,0 litres de la E39 M5, poussé à 555 chevaux.

Cette trajectoire rappelle celle de la Porsche 928, autre grand tourisme V8 des années 80 boudée par les puristes mais révérée aujourd’hui. Comme la 928, la Série 8 souffrait d’être trop en avance, trop lourde, trop chère. Comme la 928, elle incarne désormais une forme d’âge d’or du luxe automobile, celui où l’électronique restait au service de la mécanique et non l’inverse.

Le prix de la visionnaire incomprise

Trente-cinq ans après son lancement, la BMW Série 8 E31 connaît une forme de réhabilitation. Ce qui apparaissait comme des défauts dans les années 90 – son poids, sa complexité technique, son prix – devient aujourd’hui des arguments de séduction. Sur le marché de l’occasion, les 850CSi en bon état dépassent régulièrement les 100 000 €, tandis que les versions de base démarrent autour de 25 000 €.

En France, où 816 exemplaires furent vendus selon l’UTAC, il ne reste peu de Série 8 en circulation. Cette raréfaction mécanique s’accompagne d’une reconnaissance culturelle : le coupé apparaît dans des clips musicaux, des films d’action, des expositions consacrées au design automobile des années 90. La Série 8 bénéficie de ce mouvement de nostalgie qui touche la génération ayant grandi avec les posters de supercars au mur de leur chambre.

La Série 8 E31 a eu le droit à une descendante, à la fin des années 2010 – photo BMW

L’ironie veut que BMW ait ressuscité l’appellation « Série 8 » en 2018 avec la G15, un coupé certes impressionnant mais qui n’aura jamais l’audace architecturale de son ancêtre. La nouvelle génération mise sur la puissance brute et la connectivité numérique, là où l’E31 privilégiait l’équilibre et le raffinement mécanique. Deux philosophies, deux époques.