Au début des années 1960, Aston Martin lance sa série "Development Project", une quête d'excellence destinée à reconquérir les circuits d'endurance mondiaux. La DP214 s'inscrit dans cette ambition, conçue spécifiquement pour défier les géants de l'époque aux 24 Heures du Mans et autres épreuves de prestige.
Deux exemplaires seulement de cette légende mécanique verront le jour, fruit du génie de Ted Cutting, alors directeur du design chez Aston Martin. Ce visionnaire privilégie une approche radicale : alléger la structure et perfectionner l'aérodynamisme pour rivaliser avec la redoutable Ferrari 250 GTO. Son travail donne naissance à une carrosserie en aluminium sculptée par le vent, dotée d'un aileron arrière et de lignes tendues vers un seul objectif : dépasser les 290 km/h sur la ligne droite des Hunaudières.
Genèse d'une légende
Face à la domination écrasante de la Scuderia Ferrari dans la Sarthe depuis 1960, David Brown comprend que sa DB4 GT, malgré ses qualités indéniables, ne peut prétendre à la victoire au classement général. Naît alors le concept DP212, première pierre d'un édifice ambitieux. Cette pionnière frôle l'exploit en 1962 : Graham Hill s'empare du leadership en début de course, surfant sur une vitesse de pointe avoisinant les 300 km/h dans les Hunaudières, avant qu'un défaut de pompe à huile ne brise le rêve après 78 tours.
Cette promesse non tenue galvanise les ingénieurs de Newport Pagnell. Une année durant, ils peaufinent l'aérodynamisme de leur création, passant notamment par la soufflerie de la Motor Industry Research Association. L'arrière Kammback caractéristique subit alors une métamorphose subtile mais déterminante, optimisant l'appui en ligne droite. Pourquoi cette obsession de la vitesse pure ? Parce qu'au Mans, la vitesse gagnée peut faire la différence entre la gloire et l'anonymat.
Apparaissent les DP214. Les châssis #0194/R et #0195/R de la DP214 incarnent cette quête de perfection. Sous le capot résonne toujours le six-cylindres en ligne de 3,7 litres, mécanique de production certes, mais dont la fiabilité éprouvée devait compenser la sophistication parfois capricieuse des motorisations exotiques. Une philosophie typiquement britannique : l'efficacité avant l'esbroufe.
Baptême du feu aux 24 Heures
Le 15 juin 1963, David Brown orchestre une stratégie audacieuse : les deux DP214 s'élancent sur l'asphalte de La Sarthe avec un plan de course ambitieux fixé à 4'15 au tour. Aux côtés de la redoutable DP215, les équipages font rêver les supporters britanniques : Bruce McLaren et Innes Ireland dans la #0195, William Kimberley et Jo Schlesser sur la #0194.
McLaren inaugure la danse avec brio, hissant son prototype à la dixième place du classement général et première position en catégorie GT. Ireland prend ensuite le relais et confirme les espoirs en remontant jusqu'au sixième rang. Cette DP214 semble enfin tenir ses promesses quand résonne le bruit sec d'un piston qui explose à l'approche du virage de Mulsanne. Soixante tours seulement, de la même manière que la DP212 un an plus tôt : l'amertume est palpable dans les stands.
La seconde DP214 nourrit alors tous les espoirs. Après un contretemps mineur au troisième tour pour un gicleur obstrué, Kimberley et Schlesser inscrivent progressivement leur nom au tableau d'honneur. À la huitième heure, ils occupent le cinquième rang. L'excitation atteint son paroxysme quand Schlesser, dans la fraîcheur de l'aube dominicale, se hisse sur la troisième marche du podium provisoire. Pour la première fois depuis des lustres, une Aston Martin conjugue performance et fiabilité au Mans.
Hélas, le sort frappe une nouvelle fois : un piston défaillant précipite l'abandon de la #7, répétant le scénario cruel de sa consœur. John Wyer, directeur de l'équipe, confiera plus tard que la victoire était à portée de main, mais qu'une préparation insuffisante avait contraint l'usage de pistons coulés plutôt que forgés. Cette défaillance sonne le glas des ambitions officielles d'Aston Martin au Mans pour près de quatre décennies.
Triomphes et tragédies
L'histoire de la DP214 ne s'achève pas dans l'amertume mancelle. L'été 1963 lui réserve d'autres terrains de jeu où cette Aston Martin peut enfin révéler son potentiel. À Brands Hatch, lors du Guard's Trophy, Innes Ireland redore l'image de ces GT / prototypes en signant une performance remarquée. Monza offre ensuite à Roy Salvadori l'occasion d'inscrire la DP214 au palmarès de la Coupe Inter-Europa, établissant au passage un nouveau record du tour en catégorie GT avec une vitesse moyenne de 193,49 km/h. Cette performance technique confirme les qualités intrinsèques d'une voiture enfin libérée des contraintes d'endurance extrême.
Montlhéry perpétue cette renaissance : Claude Le Guézec s'impose dans la première manche, Jo Schlesser triomphe dans la seconde. Ces succès consacrent la DP214 comme une référence de la catégorie GT sur les distances sprint, là où sa mécanique peut s'exprimer sans la menace des défaillances prolongées.
L'année 1964 marque cependant le basculement vers l'ère privée. John Dawnay acquiert les deux prototypes et les engage aux 2000 km de Daytona. Brian Hetreed et Chris Kerrison se voient confier le châssis #0195, tandis que Mike Salmon et Roy Salvadori héritent du #0194. Face aux redoutables Ferrari 250 GTO de Pedro Rodriguez et Phil Hill, les Aston Martin peinent à inquiéter les leaders et abandonnent sans gloire.
Le destin frappe cruellement lors des essais des 1000 km du Nürburgring. Brian Hetreed, propriétaire et pilote du châssis #0195, perd le contrôle dans le redoutable virage de Bergwerk. L'accident lui coûte la vie et prive définitivement l'histoire automobile de l'un des deux exemplaires originaux.
La survivante, le châssis #0194, effectue un ultime baroud d'honneur aux 24 Heures du Mans 1964. Peter Sutcliffe et Michael Salmon mènent une course honorable pendant 17 heures et 45 minutes avant qu'une disqualification pour remplissage d'huile non-autorisé ne vienne ternir cette dernière participation officielle.
Renaissance par l'artisanat
En 1965, Tom Rose acquiert cette dernière DP214, lui offrant une robe bleu sombre et l'immatriculation 5 NBP. Colin Crabbe prend ensuite le relais, avant que d'autres passionnés comme Mike Ottway et Simon Draper ne perpétuent la tradition de préservation de ce patrimoine automobile. Entre le milieu des années 1970 et le début des années 1990, une restauration méticuleuse redonne vie à ce témoin de l'histoire. Malgré un accident spectaculaire à Goodwood en 2012, l'originale poursuit aujourd'hui sa carrière sur les circuits historiques.
Mais l'histoire de la DP214 ne s'arrête pas là. Car si l'original demeure unique, l'hommage peut renaître sous d'autres formes. Martin Brewer, fondateur de Runnymede Motor Company, découvre ainsi un projet inachevé destiné à devenir une routière. Saisi par la beauté de ces lignes aérodynamiques à queue Kamm, il décide d'en faire une réplique de compétition d'un niveau exceptionnel. Immatriculation 5 BVY.
Dix-sept années durant, Brewer peaufine cette recréation qui défie l'œil expert. Arceau de sécurité renforcé, moteur DB4GT authentique à culasse 12 bougies alimenté par trois carburateurs Weber 50 DCOE : chaque détail respecte l'esprit originel.
Cette renaissance artisanale connaît ses heures de gloire : victoire à Laguna Seca en 2011, présence remarquée au Mans Classic et au Grand Prix historique de Pau. Seuls quelques initiés peuvent distinguer cette œuvre d'art roulante de l'original, tant la fidélité confine à la perfection. Aujourd'hui, plusieurs DP214 (plus que deux du fait des répliques) parcourent donc les circuits : l'authentique survivante et... ses filles spirituelles. L'une d'elle étant immatriculée ANU645A, et construite selon la légende avec des pièces issues de #0195, dont le châssis a pourtant été totalement démantelé.
Remerciements chaleureux à Dave Williams pour les clichés les plus anciens.