L'Alfa Romeo 33 Stradale, dévoilée en 1967, fait partie des voitures que l'on peut juger intemporelles. Issue de la compétition, façonnée par un designer visionnaire trop longtemps resté dans l'ombre, cette berlinette incarne l'essence même de ce que peut accomplir l'ingénierie italienne lorsqu'elle repousse toutes les limites.
Avec ses 18 exemplaires produits, son moteur V8 de 230 chevaux logé dans une carrosserie de 700 kilogrammes et ses lignes d'une pureté absolue signées Franco Scaglione, la Stradale demeure l'une des automobiles les plus extrêmes jamais conçues par Alfa Romeo.
Franco Scaglione, l'architecte de l'invisible
Peu de noms résonnent avec autant de discrétion dans l'univers du design automobile que celui de Franco Scaglione. Pourtant, ce Turinois possédait un bagage exceptionnel : des études d'ingénierie aéronautique, une formation artistique dans la haute couture, une maîtrise de quatre langues et un talent inné pour la sculpture. Prisonnier durant la Seconde Guerre mondiale, il revient ensuite à Turin avec une obsession : dessiner des automobiles.
Contrairement à ses contemporains Marcello Gandini ou Giorgetto Giugiaro, Scaglione n'a jamais recherché les projecteurs. Perfectionniste jusqu'à l'extrême, il exigeait un contrôle total sur ses créations. Pour la 33 Stradale, il refuse toute compromission. Détail révélateur de son génie : il ne recourt pas à une soufflerie pour valider l'aérodynamique de la voiture. À la place, il fixe de simples morceaux de laine sur un prototype et l'envoie sur le circuit de Balocco. Le pilote d'essai revient avec un verdict sans appel : aucune modification n'est nécessaire. Du premier coup, Scaglione a créé la perfection.
Cette quête de l'absolu lui coûtera cher personnellement. Effectuant quotidiennement les 138 kilomètres entre Turin et Milan en train, il s'épuise au travail. Lorsqu'il meurt des décennies plus tard, le monde de l'automobile a déjà oublié son nom. La 33 Stradale reste son chef-d'œuvre, un testament à son talent hors norme.
De la Tipo 33 de course à la Stradale : une filiation directe
L'histoire de la 33 Stradale est indissociable de celle de la Tipo 33 de compétition. Dès 1964, Alfa Romeo lance le projet 105.33, destiné à remplacer la TZ sur les circuits. Le prototype Tipo 33 est achevé en janvier 1966 et perfectionné jusqu'au 6 mars 1967, date de sa présentation officielle sur le circuit de Balocco devant une assemblée de journalistes européens. Sur les pistes, la Tipo 33 affronte les redoutables Porsche dans le Championnat du monde des voitures de sport. Si les premières courses révèlent des problèmes de mise au point, l'arrivée de la version 33/2 en 1968 change la donne. Les victoires s'enchaînent : succès de classe aux 24 Heures de Daytona, aux 1000 kilomètres du Nürburgring, à Monza et à la Targa Florio.
C'est précisément de ce prototype victorieux que naît la 33 Stradale - « stradale » signifiant littéralement « de route » en italien. La version routière reprend le châssis tubulaire innovant de la Tipo 33 de course, auquel on ajoute des portes à ouverture verticale et un empattement allongé de 10 centimètres pour améliorer l'habitabilité. Bien que régulièrement inscrite au catalogue des concessionnaires Alfa Romeo, la Stradale demeure une voiture de course à peine civilisée pour la route. Sous le capot arrière de la Stradale bat le même cœur de pur-sang que celui de la Tipo 33 de compétition : un V8 de 90 degrés entièrement en alliage léger. Avec 1995 cm³, un alésage de 78 millimètres pour une course de 52 millimètres, ce bloc atmosphérique développe 230 chevaux à 8800 tours par minute dans sa version routière, contre 270 chevaux pour la « periscopica » de course. L'injection multipoint Spica, la lubrification par carter sec et la distribution par double arbre à cames par rangée témoignent d'une sophistication rare pour l'époque.
Les performances parlent d'elles-mêmes : 260 km/h en sixième rapport, le 0 à 100 km/h expédié en 5,4 secondes, et un régime maximal vertigineux fixé à 9300 tours. Pour une cylindrée de seulement deux litres, ces chiffres impressionnent encore aujourd'hui. Ce moteur, porté ultérieurement à 2,5 litres mais avec seulement 200 chevaux, équipera également la Montreal, créant ainsi un lien de parenté mécanique entre ces deux icônes d'Alfa Romeo.
L'héritage d'une lignée de championnes
La 33 Stradale n'a jamais été seule. Elle s'inscrit dans une vaste famille de voitures de sport qui ont dominé les circuits entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1970. La première version, surnommée « periscopica » en raison de sa grande prise d'air située derrière la tête du pilote, développait déjà 270 chevaux. Cette entrée d'air alimentait non seulement l'injection mais refroidissait également les freins arrière, positionnés à la sortie des demi-arbres de transmission.
L'évolution technique ne s'est jamais arrêtée. En 1969 arrive la 33/3 avec un moteur porté à 2998 cm³ et 400 chevaux. La 33 TT 3, associée à la victoire à la Targa Florio de 1971, reçoit une version de 440 chevaux. Puis vient la 33 TT 12 qui, comme son nom l'indique, adopte un moteur 12 cylindres à plat. En 1975, cette version domine le Championnat du monde des voitures de sport. La 33 SC 12 de 520 chevaux remporte ensuite le titre mondial Sport en 1977. L'ultime évolution, la 33 SC 12 turbocompressée, développe 640 chevaux et atteint 350 kilomètres par heure malgré une cylindrée ramenée à 2134 cm³.
Cette saga compétitive démontre qu'Alfa Romeo ne s'est jamais reposé sur ses acquis. Chaque victoire, chaque titre a contribué à forger la légende de la famille 33, dont la Stradale représente la quintessence routière.
Une rareté absolue aux mains de quelques privilégiés
Dix-huit exemplaires. C'est tout ce qu'Alfa Romeo a produit de la 33 Stradale entre 1967 et 1969. Un chiffre dérisoire qui place cette automobile parmi les plus rares jamais construites. Régulièrement proposée au catalogue des concessionnaires italiens, elle n'a pourtant jamais trouvé son public en raison de son prix stratosphérique et de son caractère extrême.
Où sont passés ces 18 joyaux ? La question fascine les historiens de l'automobile. Certains ont rejoint des collections privées prestigieuses, d'autres apparaissent occasionnellement lors de ventes aux enchères où ils suscitent l'émoi des enchérisseurs. Leur état de conservation varie considérablement : quelques exemplaires ont été restaurés avec un soin méticuleux, d'autres conservent une patine d'origine qui raconte l'histoire de leurs propriétaires successifs.
La 33 Stradale n'a jamais été conçue comme une voiture pratique. Avec sa visibilité limitée, son habitacle minimaliste et ses performances dévastatrices, elle incarne l'esprit pur de la voiture de sport, celui qui privilégie l'émotion et la sensation brute à tout confort superflu. Rouler à son bord n'est pas conduire : c'est participer à un ballet mécanique où chaque changement de rapport, chaque courbe négociée devient une célébration du talent italien.
