Dans l'effervescence automobile des années 1960, alors qu'Enzo Ferrari fustigeait les « garagistes » britanniques, John Tojeiro créait silencieusement l'une des voitures les plus avant-gardistes de son époque. Aussi l'une des plus méconnues. La Tojeiro EE, produite à seulement deux exemplaires entre 1962 et 1963, mérite amplement sa place dans l'histoire de l'automobile sportive. Cette berlinette à moteur central arrière fut en effet la première voiture de course fermée de cette configuration construite en Grande-Bretagne, devançant d'une année la célèbre Lola Mk6 GT qui donnera naissance à la légendaire Ford GT40.
L'histoire de cette automobile exceptionnelle commence dans un modeste atelier de Barkway, où John Tojeiro, ingénieur d'origine portugaise formé dans l'aéronautique militaire, imaginait déjà l'avenir du sport automobile. Commandée par David Murray pour l'Ecurie Ecosse – l'écurie écossaise auréolée de ses victoires au Mans en 1956 et 1957 – la Tojeiro EE naîtra d'une ambition démesurée et d'un calendrier impossible, pour finalement révéler au monde le talent d'un certain Jackie Stewart.
Une conception avant-gardiste signée John Tojeiro
L'aventure Tojeiro EE débute en février 1962 dans l'appartement de Cambridge Street à Édimbourg, où David Murray expose son projet fou à John Tojeiro : créer deux voitures inédites pour les 24 Heures du Mans de cette même année. Le concepteur britannique, déjà reconnu pour son travail sur l'AC Ace – première voiture de sport britannique à suspension entièrement indépendante – propose alors d'adapter sa propre plateforme de Formule Junior, convenablement élargie et renforcée.
La carrosserie est confiée à Cavendish Morton, artiste et peintre d'Édimbourg, qui avait déjà collaboré avec Tojeiro sur d'autres projets. Morton facturera son travail 26,5 £, mais ne sera payé que 29 ans plus tard par l'historien Graham Gauld lors de la rédaction de son ouvrage sur l'Ecurie Ecosse, ce dernier découvrant que la facture n'avait pas été honorée ! Cette anecdote révèle les difficultés financières chroniques qui plombaient souvent les ambitions des équipes privées.
Techniquement, la Tojeiro EE impressionne par son audace. Son châssis tubulaire en acier accueille initialement un moteur Coventry Climax FPF de 2,5 litres à quatre cylindres, développant environ 200 chevaux, accouplé à une boîte de vitesses Cooper à cinq rapports. Le bloc était d'ailleurs là avant la voiture, David Murray sentant qu'il pouvait être ultra efficace dans un coupé. Pesant seulement 865 kilogrammes, la Tojeiro EE est habillée d'une carrosserie en aluminium, réalisée en six semaines par Wakefield's of Byfleet après que Williams & Pritchard eut déclaré forfait. Une silhouette élégante, fine.
L'assemblage se révèle un véritable défi logistique. Le temps pressant, l'Ecurie Ecosse dépêche son mécanicien senior Stan Sproat pour superviser la construction des deux châssis en parallèle (TAD-4-62, qui deviendra TAD-2-63 avec l'intégration du bloc Buick, désignée sous le nom de EE2, et le châssis TAD-1-64, connu comme EE1) . Seule la première voiture (TAD-4-62) sera achevée à temps pour Le Mans, la seconde servant de réserve de pièces détachées. Les derniers réglages s'effectuent littéralement dans l'urgence : les voitures partent non peintes vers la France le lundi précédant la course, avec le matériel de peinture embarqué dans le célèbre transporteur Commer de l'équipe.
L'aventure Ecurie Ecosse et les débuts de Jackie Stewart
Le baptême du feu de la Tojeiro EE aux 24 Heures du Mans 1962 relève de l'exploit. Arrivée non peinte sur le circuit de la Sarthe, la voiture passe de justesse les vérifications techniques après que les commissaires ont accepté une modification des charnières de portes pour permettre le passage de la boîte de contrôle réglementaire. Pilotée par Tommy Dickson et le vétéran Jack Fairman, cette berlinette aux couleurs typiques de l'Ecurie Ecosse impressionne d'emblée par ses performances dans la ligne droite des Hunaudières.
Hélas, après huit heures de course prometteuses, la transmission rend l'âme en engageant simultanément deux rapports. Cette défaillance mécanique prive le sport automobile britannique d'un résultat qui aurait pu changer la donne face aux prototypes italiens et allemands de l'époque !
En 1963, Stan Sproat, le mécanicien en chef de l'équipe, s'intéresse au nouveau moteur V8 en aluminium de General Motors, une innovation que Bruce McLaren et Teddy Mayer adopteront également pour leurs futures McLaren. Le passage au V8 Buick de 3,5 litres, modifié avec carter sec et préparation de course, transforme radicalement le caractère de la voiture. La puissance grimpe à 228 chevaux, soit près de 100 chevaux supplémentaires par rapport au Climax d'origine.
C'est dans cette configuration que la Tojeiro EE révèle au monde le talent exceptionnel d'un jeune pilote écossais de 24 ans : Jackie Stewart. Le frère cadet de Jimmy Stewart, ancien pilote de l'équipe, signe sa première victoire professionnelle au volant de cette voiture lors du meeting de Charterhall en juin 1963. Cette course marque symboliquement les débuts d'une carrière légendaire qui mènera Stewart vers trois titres mondiaux de Formule 1. Jackie Stewart raconte largement cette période avec la Tojeiro EE dans ses mémoires "Winning is not enough", que je vous recommande fortement : « Un contrat fut signé, j'étais payé 500 livres pour la saison plus 50 % de tous les prix et bonus, avec mes frais pris en charge. Initialement, je devais conduire la Tojeiro Buick et, si tout se passait bien, j'aurais en temps voulu une chance de piloter la Cooper Monaco. Avec une signature, je passais du statut de mécanicien conduisant des voitures appartenant à un client du garage familial à jeune pilote de course avec une véritable chance de faire carrière ».
Ces débuts de carrière sont le déclencheur : « Qui est le nouveau ? demandaient les gens. C'est le jeune frère de Jimmy Stewart. Jim allait toujours être difficile à suivre pour moi, mais je réussis à me faire remarquer en 1963 : une semaine, je gagnai dans la "Toj", alors que je ne pouvais rien voir par la lunette arrière, une autre fois, je gagnai dans la Cooper Monaco. Le succès signifiait que le téléphone se mettait à sonner plus souvent dans notre premier foyer [...]. C'était souvent Helen qui devait prendre les appels et informer les organisateurs de l'endroit où j'étais et si j'étais disponible ou non pour piloter. Cela signifiait qu'elle était impliquée de manière centrale dans ma carrière dès le tout début.»
La saison 1964 confirme les qualités de la Tojeiro EE-Ford, équipée désormais d'un V8 Ford de 4,7 litres (289 cubic inches). Stewart y collectionne les podiums : troisième à Brands Hatch, sixième à Silverstone. John Coundley, spécialiste des Lister-Jaguar, prend ensuite le relais et décroche même une victoire à Brands Hatch en septembre, preuve de la polyvalence de cette machine exceptionnelle.
Un héritage technique méconnu mais influent
L'importance historique de la Tojeiro EE dépasse largement ses résultats sportifs. En concevant la première voiture de course fermée à moteur central arrière construite en Grande-Bretagne, John Tojeiro trace la voie que suivront bientôt les plus grands constructeurs. Lorsque Eric Broadley dessine sa Lola Mk6 GT en 1963 – qui donnera naissance à la Ford GT40 – il s'inspire directement de l'architecture mise au point par Tojeiro l'année précédente.
Cette filiation technique n'est pas anecdotique. Elle démontre comment l'innovation peut émerger des ateliers les plus modestes pour influencer ensuite les plus grands projets industriels. La Ford GT40, victorieuse au Mans de 1966 à 1969, doit ainsi une partie de son concept révolutionnaire aux audaces d'un constructeur artisanal travaillant avec des moyens dérisoires dans la campagne anglaise.
L'évolution des deux Tojeiro EE illustre parfaitement les contraintes économiques de l'époque. En 1966, l'une d'elles est transformée en barquette par suppression du toit, une modification qui manque de coûter la vie au pilote Bill Stein lors d'un accident spectaculaire à Brands Hatch. Miraculeusement, Stein survit à ce crash terrifiant au bas de Paddock Hill, mais l'épisode marque la fin de l'exploitation des Tojeiro EE.
Rachetée dans les années 1990 par des passionnés éclairés, l'une des Tojeiro EE a bénéficié d'une restauration minutieuse chez Crosthwaite & Gardiner, spécialistes reconnus du sport automobile historique. Cette résurrection permet aujourd'hui d'admirer les Tojeiro EE, notamment au Goodwood Revival et surtout dans les séries Historic Racing by Peter Auto.
Aujourd'hui, les châssis Tojeiro EE font l'objet d'une attention particulière de la part des collectionneurs les plus avisés. Leur rareté absolue – deux exemplaires seulement – combinée à leur importance historique et à leurs liens avec Jackie Stewart en font des pièces d'exception sur le marché de l'automobile de collection. Ces voitures incarnent parfaitement l'esprit d'innovation et d'audace qui caractérisait le sport automobile britannique des années 1960.
L'expertise de John Tojeiro ne se limite évidemment pas à la seule EE. Ses collaborations avec AC pour l'Ace, ses créations pour diverses écuries privées, son influence sur l'évolution des châssis sport-prototypes font de lui l'une des figures marquantes de l'âge d'or britannique. Pourtant, contrairement à ses contemporains Chapman, Cooper ou Lister, son nom reste étrangement méconnu du grand public.