En 1986, alors que le monde des rallyes pleurait encore la disparition des spectaculaires Groupe B, une équipe d'ingénieurs espagnols planchait sur un concept aussi audacieux qu'artisanal dans les ateliers de SEAT Sport. Face aux Lancia Delta S4, Ford RS200 et autres Audi Quattro qui dominaient encore le championnat national espagnol de rallye terre, comment rivaliser sans budget pharaonique ni technologie de traction intégrale ?
La réponse tenait en une formule mathématique simple mais géniale : 1,5 + 1,5 = 3,0. Deux moteurs Porsche de 1,5 litre, l'un devant, l'autre derrière, pour créer une traction intégrale « maison » totalisant près de 300 chevaux. Cette approche, digne des bricoleurs de génie, allait donner naissance à l'un des prototypes les plus singuliers de l'histoire du sport automobile espagnol.
La genèse d'un projet fou
L'histoire de la Seat Ibiza Bimotor commence avec José María Servià, pilote habitué des SEAT en rallye, qui avait observé une Volkswagen Golf bimoteur en France. L'idée germa rapidement : pourquoi ne pas adapter ce concept à l'Ibiza pour créer une arme capable de tenir tête aux redoutables Groupe B encore autorisées en Espagne ?

Le contexte était particulier. La FIA venait d'interdire les Groupe B sur le championnat du monde après plusieurs accidents mortels, mais le championnat espagnol de rallye terre maintenait leur autorisation jusqu'en 1990. SEAT, fraîchement émancipée du groupe Fiat et cherchant à affirmer son identité sportive, venait de créer son département compétition, SEAT Sport, sous la direction de l'ingénieur Vicente Aguilera.
Le projet démarra de manière artisanale entre Servià et son mécanicien de confiance Valentín Iban, avant que SEAT Sport ne s'implique officiellement. Le cahier des charges était simple en apparence : transformer l'Ibiza 1.5 GLX « System Porsche » en une machine capable de rivaliser avec les monstres du Groupe B, sans disposer ni du temps ni du budget pour développer un système de transmission intégrale conventionnel.
Une architecture technique défiant toute logique
La solution retenue relevait du génie mécanique pur. Plutôt que d'adapter laborieusement un système de traction intégrale conventionnel, l'équipe décida d'installer un second groupe motopropulseur complet à l'arrière du véhicule. Le défi consistait à adapter l'architecture mécanique avant de l'Ibiza dans le compartiment arrière, transformant ainsi le châssis pour qu'il puisse accueillir deux ensembles mécaniques identiques. Le résultat ? Un véhicule équipé de deux moteurs transversaux, chacun avec sa propre boîte de vitesses et son embrayage, et bénéficiant de suspensions McPherson aux quatre coins au lieu de l'essieu rigide d'origine à l'arrière.

Les moteurs provenaient de l'Ibiza 1.5 SXI, le fameux bloc « System Porsche » développé en collaboration avec le constructeur de Stuttgart. De série, ces 1 461 cm³ développaient 85 chevaux. Une fois préparés, chaque moteur atteignait 125 chevaux dans la première version, puis 148 chevaux dans l'évolution de 1987. Multipliez par deux, et vous obtenez une cavalerie totale approchant les 300 chevaux.

Mais la vraie prouesse résidait dans la synchronisation de ces deux mécaniques indépendantes. Un seul levier de vitesses commandait deux boîtes, un seul pédale d'embrayage actionnait deux mécanismes, un seul accélérateur gérait deux moteurs.

Le tableau de bord, doublé comme dans un avion bimoteur, affichait deux compte-tours, deux jauges de température, deux manomètres d'huile. Une complexité qui donnait le vertige aux mécaniciens.
Un comportement routier aussi complexe que sa mécanique
« Le moteur avant tournait systématiquement 1 500 à 2 000 tours plus vite que l'arrière à cause des inerties », expliquaient les sources techniques de SEAT Sport. Cette désynchronisation créait un son caractéristique « en stéréo », signature sonore unique de ce prototype.
Le poids supplémentaire du second moteur, environ 100 kilos, déplaçait considérablement le centre de gravité vers l'arrière. Les pilotes décrivaient une voiture physiquement éprouvante, avec une direction non assistée particulièrement lourde dans les virages serrés, des commandes dures et une tendance marquée au survirage en sortie de courbe. L'habitacle, transformé en véritable fournaise par la proximité du moteur arrière logé juste derrière les sièges, rendait les spéciales particulièrement éprouvantes.

La préparation nécessitait une expertise particulière. Chaque réglage devait prendre en compte l'interaction complexe entre les deux trains roulants, techniquement identiques mais sollicités différemment. Les différentiels autobloquants tarés à 30 % sur chaque essieu tentaient de compenser les pertes de motricité sur terre, mais l'équilibre restait précaire.
Un palmarès surprenant face aux géants du Groupe B
Malgré ces défis techniques, la Seat Bimotor prouva sa valeur en compétition. Aux mains de José María Servià et de son copilote Lluís Corominas, le prototype débuta en mars 1986 au rallye de Cardona. Une seconde unité, pilotée par Àlex Brustenga puis Antoni Rius, rejoignit rapidement l'aventure.

Face aux Lancia Delta S4 de Juan Carlos Oñoro et Gustavo Trelles, aux Ford RS200 d'un certain Carlos Sainz, ou encore aux Audi Quattro A2 et Renault 5 Maxi Turbo, la petite Ibiza espagnole fit plus que de la figuration. Servià termina vice-champion d'Espagne de rallye terre en 1986 et 1987, remportant même deux victoires absolues la première année. Le point d'orgue survint lors du rallye RACE d'Ávila en 1987, où Servià et Rius réalisèrent un doublé historique pour SEAT.
En 1988, dernière année d'exploitation de la Bimotor, Servià décrocha encore une victoire et deux podiums, terminant troisième du championnat. Au total, quatre victoires absolues et deux titres de vice-champion en trois ans : un bilan remarquable pour un prototype artisanal face à l'armada des Groupe B officielles.
Une expérimentation audacieuse
Au-delà des résultats sportifs, la Bimotor servit de laboratoire roulant pour SEAT. Les freins à disques ventilés développés pour le prototype équipèrent par exemple l'Ibiza SXI de série dès 1988. Cette approche pragmatique du développement, utilisant la compétition comme banc d'essai grandeur nature, caractérisait la philosophie de SEAT Sport naissant.

Le projet s'arrêta fin 1988, SEAT préférant concentrer ses ressources sur d'autres développements, notamment le Marbella Proto pour les deux roues motrices. Une évolution de la Bimotor avec injection électronique et direction assistée fut envisagée mais jamais concrétisée.
Les deux exemplaires construits existent toujours. Le premier, celui de Servià, appartient à SEAT Históricos et participe régulièrement à des événements prestigieux comme le Festival de Goodwood ou l'Eifel Rallye Festival en Allemagne. Le second reste la propriété d'Antoni Rius, maintenu en état de marche mais non restauré.

